En mars 2019, lors de son passage en Belgique, Zuliana Lainez, journaliste péruvienne et Secrétaire générale du syndicat de journalistes ANP, nous a éclairé sur sa vision de l’avenir de la société péruvienne, du travail de journalisme et du rôle des syndicats de ce pays à cet égard. Une rencontre enrichissante qui pointe du doigt la nécessité de garantir une plus grande égalité de genre dans le journalisme afin de générer du changement.
Pour être honnête, pas si bien ! Dans mon pays, 75% de la population active travaille dans l’économie informelle, comme petits indépendants. Ils ne travaillent pas pour un patron et ont du mal à accéder aux systèmes qui leur donnent droit à une pension ou à une protection sociale. Pour un.e travailleur.euse informel.le, y compris les journalistes, une journée d’inactivité signifie littéralement une journée sans manger.
Selon moi, la plus grande menace vient du flou dans la notion de ‘travailleur.euse’. Soudain, tout le monde est un.e ‘micro-entrepreneur.e’, un terme à la mode venu d’Espagne. Chacun.e avance d’une manière très individualiste. Le tissu social s’effrite. Les salaires sont mis sous pression, car il y a toujours quelqu’un pour faire le même travail que vous à moindre prix. L’identité du ‘travailleur.euse’ s’escamote. On ne se sent plus membre d’un groupe. Tout cela crée une aliénation. Même les 25% des travailleur.euse.s du secteur formel organisent leurs affaires individuellement et souscrivent à des assurances privées. Ainsi, on constate un grand mépris pour l’organisation collective. Mépris qui nous est transmis dès l’université.
Difficilement ! Je ne pense pas que vous puissiez faire votre travail correctement si vous n’avez pas de temps libre, ni de stabilité émotionnelle. En Amérique latine, l’idée générale véhiculée et acceptée est : « Donne ta vie pour l’entreprise, ne compte pas tes heures et tu seras un(e) gagnant(e)’ ! » Bien qu’il s’agisse d’un piège pour la santé de tou.te.s, c’est avant tout une menace majeure pour les femmes qui ne peuvent pas combiner un tel rythme de travail avec les tâches ménagères et les soins aux enfants qui sont majoritairement pris en charge par les mères de famille. Par exemple, mon mari et moi, avons choisi de ne pas avoir d’enfant, une conséquence directe de la charge de travail élevée. Je sacrifie ma vie privée pour mon travail.
Absolument ! Au cours des dix dernières années, l’Amérique latine a connu un tournant majeur à droite. Tout a commencé avec le coup d’État de la droite au Paraguay. Jusqu’à il y a dix ans, il y avait un optimisme progressif prudent sur notre continent, mais la droite a commencé à gagner du terrain. Pensez à Bolsonaro au Brésil. Il y aura bientôt des élections en Argentine. Nous espérons un résultat de gauche pour rétablir l’équilibre idéologique. Ce virage vers la droite a eu de nombreuses conséquences, dont une plus grande l'individualisation. Les États-Unis et le Brésil sont, bien sûr, les économies les plus puissantes et influentes d’Amérique, avec un impact majeur sur le reste du continent. Au Pérou, quiconque ose parler de changement climatique se fera dire qu’il attaque son pays ou qu’il critique les mines défendues comme une des sources de revenus les plus importantes du pays. Quand une catastrophe s’annonce ou a lieu, les gens implorent la grâce de Dieu pour arranger les choses tout en restant, eux-mêmes, impassibles. C’est pourquoi notre pays reste à la traîne.
La question pour moi est de savoir ce que les syndicats peuvent faire pour les travailleurs informels, les femmes et les jeunes. Ma réponse est simple : former des alliances ! Nous devons unir nos forces avec le reste du tissu social : mouvement de femmes, organisations de jeunesse, personnes âgées, économies alternatives... Nous devons commencer à élargir notre base sociale. Les femmes et les jeunes ont une grande capacité de mobilisation au Pérou, mais ils ne sont pas nécessairement affiliés à un syndicat. Ceux-ci doivent donc descendre dans la rue, rejoindre le ‘pouvoir de la rue’, pour défendre les thèmes portés par ces femmes et ces jeunes. La loi sur le travail des enfants n’aurait jamais existé sans les milliers de personnes qui sont descendus dans la rue. La rue c’est l’espoir, parce que c’est la seule chose dont nos décideurs politiques ont peur. De plus, les syndicats doivent relancer l’idée que tous celles et ceux qui travaillent sont lié(e)s les un(e)s aux autres, que ce soit de manière informelle ou formelle. Ce n’est peut-être plus notre lieu de travail qui nous relie, mais ce sont nos besoins. Tout le monde a besoin d’un travail digne pour vivre une vie digne.