28 mai 2021

République dominicaine : invisibles, non-reconnu.es et non protégé.es

La crise de Corona a durement touché l'Amérique latine et les Caraïbes. Les systèmes de santé se sont effondrés presque immédiatement, dû à une mauvaise gestion - comme au Brésil - ou à pas de gestion du tout, comme au Nicaragua. Certains gouvernements, comme au Guatemala, ont profiter de la crise pour renforcer la répression. D’autres pays, comme la République dominicaine ou le Pérou, s'en sortent un peu mieux que les autres. Mais dans toute la région, la fragilité, l'instabilité et l'inadéquation des systèmes de protection sociale sont devenues douloureusement évidentes. Une analyse de Gijs Justaert, membre du personnel du WSM, depuis la capitale Santo Domingo.

Pour un groupe croissant de migrant-e-s en Amérique latine, la crise du Covid-19 a été particulièrement dure. Avec ou sans la crise, la majorité d'entre eux appartiennent au groupe le plus vulnérable de la population: sans ou avec une très faible protection sociale, et surtout souvent sans statut, sans droits, sans reconnaissance. Pendant la crise et les différents lockdowns, la plupart d'entre eux sont soudainement devenu-es, ou ont dû devenir, invisibles. L'accès aux mesures de soutien liées au Covid-19 était rarement destiné aux migrant-es, notamment ceux dont le statut n'était pas déjà réglé. Mais alors même que la pandémie entre dans une nouvelle phase de vaccination, ces migrant-es sont oublié-es et hors de vue, au sens propre comme au sens figuré.

L'invisible Batey La Redonda

Pour la plupart des gouvernements, c'est une solution de facilité que les migrant-es soient vu-es le moins possible, car qui n'est pas reconnu-e n'est pas aimé-e… Mais une telle politique a des conséquences, et a souvent des effets dévastateurs sur nos sociétés tels que la xénophobie et le racisme, qui sont fortement ancrés dans la société dominicaine. Pour les mouvements sociaux et les organisations de migrant-es, cela se traduit par d'énormes défis : rendre leur situation visible, défendre leurs droits, mettre en place une certaine protection sociale pour eux/elles ; en plus de lutter au quotidien contre les relents xénophobes et racistes dont ces personnes sont victimes.  

(c) Gijs JustaertLa Redonda se trouve à environ 2 kilomètres de la route, cachée entre des mètres de canne à sucre. C'est un batey (un village pour ainsi dire) de migrant-es haïtien-nes en République dominicaine. Il y a des générations de cela, ils/elles sont arrivé-es pour travailler dans l'industrie de la canna à sucre, une activité à forte intensité de main-d’œuvre. Mais cette production de canne à sucre s’est depuis réduite, et de nombreux-ses Haïtien-nes se retrouvent dorénavant sans travail. Aujourd’hui, la Redonda est l'un des rares bateyes où la population dépend encore de la canne à sucre. Bien que cela soit relatif, un camion rempli de sucre de canne coupé rapporte quelques dizaines d'euros, un salaire qui doit être réparti entre tous les travailleur-euses qui ont apporté leur aide.

Actuellement, les 80 familles qui vivent dans le batey dépendent en fait essentiellement de l'aide extérieure. Et cette aide doit de préférence venir à eux/elles, car sans documents valables, vous êtes un oiseau pour le chat si vous sortez vous-même dans la rue. Ceci s’est accentué depuis la crise du Covid-19, qui a donné carte blanche à tout le monde pour arrêter et contrôler tout le monde à la moindre occasion, ce qui expose les personnes sans papiers à un plus haut risque. C’est pourquoi il vaut mieux rester invisible dans les champs de canne à sucre. Sans papiers valides, il est difficile de trouver du travail. Il est en fait difficile de faire quoi que ce soit.

Les chiffres officiels parlent d'un demi-million de migrant-es, mais les chiffres officieux parlent d'un million, ce qui représente 10 % de la population dominicaine. La plupart d'entre eux/elles viennent d'Haïti, et depuis quelques années, un groupe croissant de Vénézuélien-nes sont aussi présent-es sur le territoire. Sans papiers, vous n'avez pas accès aux soins de santé en République dominicaine, vous n'avez pas de protection sociale, ni d'accès aux aides.

Papiers, formation et travail : une stratégie syndicale pour les migrant-es

La Fundación Etnica Integral, ou FEI, a été fondée il y a une dizaine d'années par le syndicat dominicain CASC. Son objectif était d'organiser les travailleur-euses migrant-es afin de mieux défendre leurs droits. Et c'est ce que FEI fait encore aujourd'hui, avec une communauté de migrant-es toujours plus nombreuse et vivant dans des conditions de plus en plus précaires.

Ces papiers vont et viennent. À La Redonda, il fut un temps où presque tout le monde avait des papiers, un permis de travail d'une certaine durée, mais à l'expiration de ce dernier, de nouvelles règles ont mis le feu aux poudres et plus personne n'a pu renouveler son permis de séjour. Il s'est avéré que pour obtenir un nouveau passeport, il fallait avoir un certificat de naissance, ce dont 99% des migrant-es haïtien-nes en République dominicaine n'ont pas. La FEI les guide tout au long de ce processus, négocie avec le gouvernement dominicain et l'ambassade d'Haïti, organise un soutien juridique avec un réseau de quelque 75 promoteurs reconnus et, si nécessaire, facilite un transport sûr et organisé vers et depuis l'ambassade ou le ministère des migrations lorsque les documents doivent être collectés.

Tout commence par des papiers. Car si vous les avez, vous pouvez entrer sur le marché du travail, avec un contrat et peut-être même une protection sociale. La FEI organise des formations techniques pour les jeunes, comme plombier, maçon, coiffeur, etc. afin qu'ils/elles puissent apprendre un métier en attendant les papiers. Ils organisent les gens dans les différents bateyes et créent des associations et des coopératives pour qu'ensemble, ils puissent mettre en place une activité économique. Ils construisent un réseau d'associations de migrant-es dans la cinquantaine de bateyes où ils sont actifs. Un groupe de jeunes a eu l'idée d'une plateforme en ligne, qu'ils veulent lancer demain. La FEI proposera des services par l'intermédiaire de la plateforme en ligne, qu'il s'agisse d'électricité, de réparations en tous genres, de plomberie ou de services de nettoyage. La FEI prendra le rôle de l'employeur, s'occupera du contrat de travail et veillera à ce que les prestataires, avec ou sans papiers, se rendent sur leur lieu de travail en toute sécurité. J’espère que ça va fonctionner.

Pas de papiers, pas de vaccin ?

Tout ceci est, bien sûr, le résultat d'une situation non réglementée. Le gouvernement dominicain a lié le droit à un vaccin à la résidence, c'est-à-dire à la possession de papiers de résidence officiels. Une chose que la majorité des "résident-es" belges en République dominicaine n'ont pas non plus. Mais alors que les expatrié-es européen-nes (muni-es d'un passeport) peuvent toujours trouver un accès à un vaccin, cela reste beaucoup moins évident pour les migrant-es haïtien-nes. De plus, ils/elles ne sont pas très enthousiastes à l'idée d'un vaccin, dont ils/elles sont à peine informé-es.

(c) Lucas VayolEn République dominicaine, la vaccination se déroule relativement bien : des centaines de milliers de vaccins sont acheminés chaque semaine par avion depuis la Chine. Bien que l’on peut penser qu’il s’agisse d’une stratégie de vaccination certainement moins réglementée et organisée que dans les pays occidentaux, c'est peut-être précisément pour cela qu'elle fonctionne si bien. Toute personne âgée de plus de 18 ans peut s'inscrire avec un passeport ou une carte d'identité dans n'importe quel centre de vaccination. La population qui veut se faire vacciner l'a déjà fait… Sauf dans le cas des migrant-es.

Avec le soutien de WSM, l'autre mouvement de travailleur-euse-s migrant-e-s haïtien-ne-s en République dominicaine, le MOSCTHA, a pu lancer une campagne de sensibilisation, d'information et de vaccination de la population migrante. Grâce au succès de son action politique, la clinique du MOSCTHA, située dans le nord de Saint-Domingue, où cohabitent de nombreux Haïtien-nes et  Dominicain-es d'origine haïtienne, est désormais accréditée en tant que centre de vaccination et l'organisation parvient à vacciner les migrant-es, avec ou sans papiers. Avec un transport sûr et organisé depuis les bateyes.

"Les jours de vaccination, il y a toujours quelqu'un de l'armée et du ministère de la Santé qui est présent", explique Maria Martinez, responsable du département juridique de MOSCTHA. "En principe, nous ne sommes pas autorisés à vacciner les sans-papiers. Mais nous parvenons à les accueillir. Pour l'instant, ça semble fonctionner." Le MOSCTHA a organisé les deux premières journées de vaccination les 14 et 15 mai dernier. Ce n'est pas une tâche facile pour les sans-papiers d’y voir une présence militaire. Mais grâce à la grande confiance dont jouit l'organisation au sein de la communauté des immigrant-e-s dominicain-e-s, le MOSCTHA est parvenu à administrer une centaine de vaccins depuis le tout premier jour.

L'Amérique latine post COVID = inégalités , déclin et classe moyenne vulnérable

La crise du Covid-19 a accentué les inégalités et a fait retomber dans la pauvreté toutes les couches inférieures de la classe moyenne, pourtant si nombreuses en Amérique latine. En réalité, ce déclin avait déjà commencé quelques années plus tôt, vers 2015 - lorsqu'après quinze années prospères pour la région, la crise internationale a fait chuter les exportations de matières premières de l'Amérique latine, entraînant des coupes dans les politiques. Néanmoins, la crise du Covid-19 a accéléré le déclin à un rythme soutenu.

Juste avant cette crise, la Commission économique des Nations unies pour l'Amérique latine, le CEPAL, s'était penchée sur la question de la classe moyenne latino-américaine dans son Panorama Social de América Latina (CEPAL, 2019) et était parvenue à une conclusion alarmante : si l'on prend les "vrai-es pauvres" (les pauvres de la couche inférieure, 30,8 %, et les pauvres extrêmes, 11,5 %) et la partie vulnérable de la classe moyenne, on arrive à 76,8 % de la population. Cela signifie que plus des trois quarts de la population de la région peut être considérée comme vulnérable à l'extrême !

Dans une autre étude réalisée par la CEPAL cette même année sur "Migration et protection sociale, vers une inclusion sans racisme ni xénophobie" (CEPAL, 2019), l'organisation indique que trois groupes se retrouvent invariablement dans les couches les plus basses, les plus vulnérables et les moins protégées de la population: la population indigène (les indigenas en espagnol); les latinos d'ascendance africaine (aphrodescendientes) et les migrant-es. Dans des pays comme la République dominicaine, la xénophobie semble non seulement être une conséquence des politiques, mais aussi en faire partie : des politiques, des institutions et des systèmes telle que la protection sociale, en 2021, excluent encore sans complexe quelque 10% de la population, conclut une étude récente du réseau de protection sociale INSP!R République dominicaine.

Photos © Gijs Justaert

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