Dix ans et 6.500 morts plus tard, le choix du Qatar pour accueillir la Coupe du monde de football continue d’entacher ce qui devrait être une fête. Le 24 mars, les Diables rouges ont entamé leur campagne qualificative pour le Mondial 2022 au Qatar. Le football est censé être une fête. Cette fois, elle est assombrie.
Nous espérons que cette génération dorée des Diables rouges se qualifiera pour la Coupe du monde, car nous avons tous besoin de divertissements et de distraction. Malheureusement, le coup d’envoi de cette fête populaire est assombri par le nombre colossal de décès enregistré parmi les travailleurs migrants depuis l’attribution de la Coupe du monde au Qatar en 2010.
Le quotidien britannique The Guardian s’est appuyé sur les sources publiques de cinq États d’où proviennent les migrants. Plus de 6.500 travailleurs contractuels originaires d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts dans cet État du Golfe.
Le nombre de morts serait cependant beaucoup plus élevé. Les statistiques manquent de données provenant de pays comme les Philippines et le Kenya. En outre, elles n’incluent pas les derniers mois de 2020 et les premiers de 2021.
Au cours des dix dernières années, de gigantesques projets ont été lancés à l'occasion de la Coupe du monde. Ils portent sur sept nouveaux stades, mais aussi un nouvel aéroport, des routes, des infrastructures pour les transports publics, des hôtels et même une nouvelle ville. Officiellement, seuls quelques dizaines de décès sont liés à la construction des stades. 69 % sont considérés comme des décès naturels dus à une défaillance cardiaque ou pulmonaire. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’il faut effectuer de lourds travaux physiques dans un pays où une température estivale de 50 degrés est trop élevée pour jouer au football pendant 90 minutes.
Pourtant, le Qatar reste un pôle d’attraction majeur pour les jeunes hommes et femmes originaires de pays où le chômage explose. Par exemple, plus d’un million de Népalais travaillent dans les États du Golfe. L’étude du Guardian estime que 1.641 d’entre eux sont morts au Qatar.
Les Népalais, ainsi que de nombreux autres travailleurs migrants, construisent non seulement les infrastructures du Qatar, mais ils apportent aussi une contribution substantielle à la société népalaise. L’argent que ces fils et ces filles envoient au pays représente plus d’un quart du PNB total du Népal. Presque autant que l’agriculture et un peu plus que le tourisme. Ils n’ont d’autre choix que de partir, malgré l’horreur de l’esclavage moderne, de la discrimination et de l’exploitation.
Depuis une décennie, les syndicats et les ONG font campagne contre cette exploitation et en faveur d’un travail décent dans les États du Golfe. La pression internationale a donné quelques résultats. En 2017, le Qatar a signé un accord avec l’Organisation internationale du travail (OIT) pour mettre sa législation sur le travail en conformité avec les normes internationales. Un salaire minimum, une loi pour les travailleurs domestiques, des commissions chargées de résoudre les litiges liés au travail et l’abolition du permis de l’employeur nécessaire aux migrants pour rentrer chez eux sont des décisions gouvernementales qui vont dans le bon sens. Toutefois, elles ne suffisent pas à garantir un travail décent.
Le travail forcé, la restriction de la liberté de mouvement, la discrimination, les conditions de travail et de vie extrêmes, ainsi que l’interdiction de s’affilier à un syndicat, et d’en créer un demeurent une réalité.
Dans une réaction officielle, l’Union royale belge des sociétés de football-Association déplore ce nombre élevé de morts: «L’Union souhaite exploiter au maximum la participation des Diables rouges à la Coupe du monde pour imposer des réformes. (...) Bien que la situation des ouvriers immigrés reste précaire, le Qatar est le seul pays de la région du Golfe à avoir introduit des réformes. La pression internationale exercée par les organisations de défense des droits de l’Homme, l’OIT et la FIFA a ainsi été un important catalyseur de ces réformes. (...) Bien que le football ne puisse pas résoudre seul les problèmes d’ordre sociétal, il a le pouvoir de faire bouger les choses.»
Les organisations partenaires de WSM et de la CSC, actives dans les pays d’origine, l’Inde et le Népal, partagent le point de vue selon lequel se tenir à l’écart du Qatar ne résout rien. Il vaut mieux œuvrer de toutes nos forces pour instaurer le travail décent dans cet État du Golfe.
Ne soyons pas trop modestes à cet égard: la force du changement émane surtout des mouvements sociaux qui se préoccupent du sort de plusieurs milliers de personnes en défendant leurs droits jour et nuit, en les préparant avant leur départ et en les accueillant au retour, en organisant les travailleurs, au péril de leur vie et au risque de perdre leur emploi, dans des conditions particulièrement précaires.
Les travailleurs migrants, ce sont eux la «génération dorée».
Nancy Govaerts (WSM)
Photo @GEFONT