Au Pérou, les journalistes tentent d’exercer leur métier, leur passion, malgré les contraintes financières et les menaces contre leur intégrité physique. L’ANP les soutient au quotidien afin que la liberté d’expression, pilier de nos démocraties, soit garantie.
Tarapoto, dans les Andes amazoniennes, au nord-est du Pérou. La région est vallonnée et affiche fièrement d’épaisses végétations, couplé à un climat chaud et humide caractéristique de la légendaire Amazonie. En cette matinée de novembre 2022, une vingtaine de journalistes se retrouvent à l’heure du petit déjeuner dans un restaurant de cette ville de 18 000 habitants. Ces professionnels ont été réunis par l’Association Nationale des Journalistes (ANP – Associacion Nacional de Periodistas) du Pérou, partenaire de WSM[1].
Renzo Chavez, secrétaire général du syndicat, est à l’initiative de cette rencontre. « La pandémie de Covid19 a lourdement impacté les travailleur.euses du secteur. Près de 200 en sont décédé·es, la plupart du temps faute d’avoir été correctement protégé.es dans l’exercice de leur fonction. Beaucoup d’autres souffrent de détresse psychologique suite à ce traumatisme. Il est essentiel d’offrir des moments de rencontres enrichissants à nos affilié·es afin que ceux-ci puissent échanger sur leurs éprouvantes réalités quotidiennes ».
Car être journaliste au Pérou, pandémie ou pas, n’est pas une sinécure. Les conditions de travail sont très précaires. « Nous devons cumuler plusieurs jobs afin de pouvoir survivre », nous explique José, un participant qui tenait à venir exprimer ses difficultés. Bien souvent, les journalistes sont des entrepreneurs qui développent leur organe de presse auto-financés. Lorsqu’ils créent de l’emploi au sein de leur rédaction, ce sont des jobs précaires, au mieux sous statut de salarié mais plus souvent comme indépendant. Les revenus issus de la publicité sont maigres, mais permettent au moins de se maintenir. On ne compte pas ses heures et la vie de famille en pâtit. Dans tous les cas, les journalistes ne profitent que très rarement d’une protection sociale. Journalisme et travail décent ne vont de pair au Pérou Les femmes fuient la profession, dans un pays encore profondément machiste qui les voit assurer l’essentiel des tâches ménagères à la maison, rendant très compliqué l’engagement dans le journalisme, activité très énergivore.
Pourtant, les journalistes présents sont unanimes, ce travail est essentiel pour la démocratie. « Nous sommes conscients que la liberté d’expression et le droit à l’information sont fondamentaux. Personne ne nous réduira au silence », nous glisse Irina, dirigeante syndicale pour l’ANP dans cette région de Tarapoto. Au quotidien, ces professionnels prennent de grands risques. Dénonçant les affaires de corruption, les malversations commises par des personnages publiques, ils sont constamment harcelés, menacés. « C’est très difficile à vivre, il faut préparer sa famille à cette triste réalité », nous souffle Matteo, après nous avoir exposé en détail la campagne de cyberharcèlement dont il est victime depuis 5 ans pour avoir dénoncé dans une radio locale une affaire de corruption autour d’un projet pétrolier. Alonso, comme ses camarades, continue la lutte, malgré les dénonciations calomnieuses dont il fait l’objet. « On profère régulièrement des accusations grotesques à mon encontre. J’ai appris depuis lors à répondre intelligemment et surtout à protéger mon intégrité physique ». Car la violence n’est jamais loin. En 2019, un cocktail molotov a explosé devant le siège du journal local Voces, tiré à 7 000 exemplaires, le 2ème tirage de la région.
Cette attaque n’a pas découragé sa directrice, Rosali Quevedo Bardález, toujours animée par l’envie de proposer un journalisme de qualité. Elle présente avec fierté son équipe de journalistes, qui couvre des sujets « essentiels pour l’exercice d’une citoyenneté active », assume-t-elle. « Actuellement, nous communiquons beaucoup sur les conséquences désastreuses du changement climatique. Notre région est fortement touchée par les épisodes extrêmes, comme les inondations et les glissements de terrain qui font régulièrement des dizaines de morts. L’humanité doit en prendre conscience et cela commence au niveau local. C’est notre rôle d’alerter les citoyens ». Avec peu de moyens financiers malgré les annonceurs privés publicitaires, le journal a appris à se diversifier. Il est présent, avec une offre digitale via internet et les réseaux sociaux comme Whatsapp. En outre, il publie depuis peu les informations légales liées aux affaires judiciaires, ce qui lui assure un revenu complémentaire de la part les autorités régionales. Cela semble suffisant pour payer son staff de 5 personnes. « Nous résistons toujours en proposant un journal d’informations locales et proche de la ruralité, que nos lecteur·trices apprécient. Face à la presse nationale, qui avance une offre standardisée, aseptisée et sans saveur, nous sommes clairement à la pointe d’une information de proximité et de qualité ».
Malgré les difficultés financière et sécuritaires qu’ils vivent, les organes de presses locaux et les journalistes continuent leur dur labeur, car ils savent qu’ils ne sont pas tous seuls ! Ils sont conscients que c’est en s’organisant collectivement au sein d’un syndicat qu’ils peuvent défendre leurs intérêts et accéder à une vie plus décente. Le travail de l’ANP, fondée en 1928 et présente dans tout le pays avec 115 associations provinciales prend tout son sens. Près de 12 000 journalistes y sont affilié·es. L’ANP est membre de la fédération Internationale des Journalistes (IFJ).
Pendant la pandémie, l’ANP a régulièrement offert des kits de protection sanitaire et publié des recommandations dirigées vers les autorités publiques afin de garantir la liberté de la presse[2]. L’ANP soutient également ses affilié·es en leur proposant différentes formations visant à renforcer leurs pratiques professionnelles tel le module, très suivi, sur la protection contre les cyber-attaques. Les affilié·es peuvent profiter de soutien administratif afin d’être guidé.es dans les méandres légaux de leur profession et peuvent jouir d’un appui légal en cas de harcèlement judiciaire à leur encontre. Le syndicat entend également mettre en avant le rôle essentiel des femmes dans la profession et vient de lancer un processus de réflexion et d’action à ce sujet. L’ANP joue enfin un rôle politique de premier plan, en défendant les intérêts de la profession dans des dialogues institutionnels. Le syndicat se définit comme une force positive de proposition constructive mais n’oublie pas de se montrer critique à l’égard du pouvoir. C’est le cas lorsque ce dernier bride la liberté des journalistes, particulièrement en période de turbulences sociales...malheureusement récurrentes[3].
Un article signé Santiago Fischer - Service politique et recherche de WSM
[1] L'Association nationale des journalistes du Pérou (ANP) est une organisation syndicale composée de personnes travaillant dans la presse écrite, la radio, la télévision, la presse électronique et d'autres médias connexes. Sa devise est "L'information est un droit du peuple". Plus d’informations sur https://anp.org.pe/
[2] Voir à ce sujet: https://www.wsm.be/actu/anp-syndicat-peruvien-defend-le-droit-a-information-en-temps-de-crise.html
[3] Voir notamment l’analyse d’Abraham Calderon (WSM) réalisée lors des violences qui ont émaillé le pays en décembre 2022 lorsque le président Castillo a été démis de ses fonction et remplacé par sa vice-présidente Dina Boluarte. https://www.rtbf.be/article/manifestations-au-perou-les-discours-de-haine-de-racisme-de-classisme-ont-rendu-la-population-tres-sensible-11123525