A l’occasion de son départ à la retraite, Andre Kiekens, secrétaire général de WSM de 2003 à 2021, revient sur une vie d'engagement pour les droits humains et contre l'injustice. ‘Chacun d’entre nous est capable de faire des choix, et c'est précisément cette possibilité qui nous donne la responsabilité de choisir réellement’, explique le secrétaire général sortant de WSM. 'On est en droit de perdre patience'.
Il n'est jamais devenu une personnalité qu’on reconnaît dans la rue et ne fait pas parler de lui sur les réseaux sociaux. Mais Andre Kiekens est un monument dans les cercles des mouvements ouvriers, de solidarité et de lutte contre la pauvreté. Et ces vingt dernières années, en tant que secrétaire général, il a été le fer de lance de WSM, Solidarité Mondiale jusqu'à récemment. ‘Une société qui ne traduit pas la solidarité en structures et en institutions est une catastrophe pour ses membres les plus vulnérables.’
Nous nous retrouvons au Moulin Langevelde à Merchtem. La périphérie bruxelloise est la patrie et le refuge d'Andre Kiekens. Depuis les fauteuils en cuir, face aux grandes baies vitrées, l'endroit respire la tranquillité et la ruralité. Mais en Flandre, les apparences peuvent être trompeuses, et ici plus qu’ailleurs. Quand Andre m'emmène à la gare de Vilvorde en fin de journée, il me rappelle sans cesse l’insoutenable laideur de la région. Le manque de goût, l’absence de planification réfléchie, l’impact négatif sur le logement et la qualité de vie. Pourtant, il reste attaché à cette région, tout comme à la capitale, de l'autre côté du Ring, et à ses idéaux qui ont pris forme dans l'interaction entre ville et périphérie, entre éducation et indignation, entre local et international.
‘C’était dans le jardin de notre maison à Uccle. Sous le prunier.’ Andre Kiekens se rappelle très bien où et quand il a réalisé dans quelle direction il voulait orienter sa vie. Il était le cinquième d'une famille de classe moyenne de sept enfants, avec un père très occupé par son travail et une mère qui semblait avoir toujours le temps pour sa progéniture. Ce n'était pas souvent que les Kiekens étaient tous les 9 à table : il y avait toujours quelqu’un occupé ailleurs par un mouvement de jeunesse, des études ou une autre activité urgente. Mais toujours dans le respect des valeurs chrétiennes et des normes éthiques. On n’en parlait pas, mais on les respectait.
A la fin de ses humanités, le jeune Andre réfléchit à sa vie et à son avenir. Sous le prunier. ‘Là, j'ai réalisé que j'étais un enfant du soleil : capable d'étudier, jamais en proie à des soucis d'argent, optimiste et avec une solide confiance en la vie. Et donc j'ai pensé : si je ne fais rien de tout ça pour ceux qui ont la vie dure, qui le fera ?’ Par la suite, un choix en amenant un autre, il se décide : ‘Je veux consacrer ma vie à faire la différence.’
C'est un peu le refrain d'une longue conversation : on peut faire des choix, et c'est précisément cette possibilité qui vous donne la responsabilité de choisir réellement. ‘C'était un privilège’, souligne Andre Kiekens, ‘de grandir dans les années 1970, où l’on croyait beaucoup au changement social. Je n'avais pas la conviction naïve que je changerais personnellement le monde, mais je voulais faire partie du groupe qui travaillerait à trouver une solution à l’injustice sociale. Quiconque est confronté à l'injustice et reste neutre à ce sujet fait partie du problème.’ Pour cette raison, une demi-vie plus tard, il est toujours heureux d'avoir fait un choix clair dans sa jeunesse. Car ‘on est authentique que quand on a combattu du bon côté de l'histoire’.
Des droits, pas de la charité
Andre Kiekens croit fermement en l’importance des mutuelles en Afrique ou des initiatives syndicales comme celle du Mouvement des travailleurs domestiques en Inde. Les droits sont essentiels, mais on ne peut les défendre que s’il existe des mouvements sociaux suffisamment puissants pour les faire respecter. Le récent changement de nom de Solidarité Mondiale en WSM – We Social Movements – exprime également cette conviction. ‘Ces mouvements sociaux doivent disposer de suffisamment de pouvoir pour faire la leçon à la fois aux États et aux acteurs économiques. Autrement dit, ils doivent veiller à ce que la richesse créée soit redistribuée équitablement afin que les gens puissent grandir et s’épanouir.’
La force de la société civile réside dans la puissance qu’elle développe. Mais comment Andre Kiekens gère-t-il lui-même le pouvoir ? Après tout, il a été secrétaire général de WSM pendant près de deux décennies. ‘Cela dépend’, répond-il. ‘Dans ma propre organisation, j'ai toujours essayé d'impliquer tout le monde pour construire une vision ou élaborer des actions. Ensuite, l'écoute est très importante. Alors je peux défendre cette vision avec beaucoup d'assurance, en utilisant tous les moyens, y compris le « pouvoir », qui réside dans le fait que le mouvement ouvrier chrétien nous soutient.’ Tout le monde n’apprécie pas, de l'autre côté de la table – gouvernement, administration ou autres ONG – mais Andre Kiekens appelle cela ‘le pouvoir dans le bon sens du terme’.
Exigeant : ce mot revient régulièrement quand on parle d'Andre avec les gens qui l’ont connu de près ou de loin. ‘Je n'ai aucune patience pour les gens qui négligent leur travail ou ne prennent pas leurs responsabilités’, admet-il. L'importance de la justice sociale est si grande que la barre devrait être placée haut. En même temps, il est conscient que le changement social prend du temps. À cet égard, il est patient, à la manière de Vincent Kompany : ‘Trust the process.’
Mais cette confiance et cette patience ne sont pas inconditionnelles. Oui, la lutte contre l'injustice est de longue haleine et doit être soutenue, mais c'est précisément pour cela qu’il faut régulièrement se poser la question de ce que l’on fait. Les mouvements qui ne le font pas perdent de vue leur mission réelle. Andre Kiekens l'a vu trop souvent : des organisations qui deviennent ‘si bêtement impersonnelles’ qu'elles se préoccupent davantage des procédures et des contrôles que du changement social. ‘Heureusement, ces derniers temps, le regard se tourne un peu plus vers une vision propre et il est moins question de remplacer le mouvement par une approche technocratique.’
Cette attitude offre-t-elle également une réponse à la vieille question existentielle de Lode Zielens : ‘Mère, pourquoi sommes-nous en vie ?’ Andre Kiekens se tait un instant, puis répond à la question en mettant l’accent sur le premier mot. ‘Nous sommes tous nés d'une mère, d'un utérus, d'un lien. Cela signifie également que l’être humain se nourrit avant tout de liens et aspire à être relié. Et quand il n’est pas possible de se relier, il y a aliénation et fragmentation.’ Le rapprochement avec la religion est vite fait. ‘Je ne crois pas en un Dieu transcendant qui sauve nos vies’, déclare Andre Kiekens. ‘Mais je suis religieux au sens où je crois en l’importance de ce qu’exprime le verbe « relier » : une connexion avec soi-même, avec sa famille et son entourage, avec son environnement, avec le monde et, pourquoi pas, avec l'univers.’
Pour Andre Kiekens, l’expression TINA (There Is No Alternative) illustre aussi le pouvoir déterminant du récit. ‘L'idéologie des années 1990 et 2000 était de nier les rêves des gens afin de les rendre impuissants dans la lutte pour plus de droits et d’opportunités. Tout le monde devait essayer de se sauver dans un monde auquel on ne pouvait rien changer. Nous nous devons d’offrir une alternative : Make Change Happen ! Changeons la donne ! En mettant l'accent là-dessus, on ouvre déjà la voie au changement. C'est pour cela qu’il faut nourrir et transmettre à nos enfants le langage de la croyance au changement. Ensemble, nous pouvons améliorer les choses. Le changement est possible, à tous les niveaux. À tous les niveaux !’
Je vois tellement de conviction et de foi dans le changement social en écoutant les histoires d'Andre Kiekens que je me demande s'il lui est arrivé de douter de ses choix de vie, de sa façon de travailler, des organisations et des partenaires pour lesquels il a œuvré. Ma question provoque un silence d’une quinzaine de secondes, plutôt rare dans cet entretien. Il fait alors ce qu'il fait plusieurs fois au cours de notre rencontre : il prend un mot et le pétrit jusqu'à ce qu'il corresponde à son expérience.
Des doutes, non, apparemment il n’en a pas eu. ‘J’ai connu plus de déceptions que de doutes’, affirme-t-il. Et ce désenchantement est très proche de ses convictions les plus profondes. La lenteur avec laquelle le mouvement ouvrier chrétien cherche un nouveau souffle pour sa mission propre et unique, ou la manière hésitante dont les différentes organisations se sont ralliées à la mission de solidarité internationale de WSM. Voilà les expériences qui l'ont déçu.
‘Puis vient parfois la question de savoir si on ne se bat pas contre des moulins, quand on voit le virage à droite en politique et la montée du populisme partout dans le monde. Ce n'est pas encourageant, bien sûr.’ Mais le combattant infatigable qu’il a en lui finit toujours par l’emporter sur la déception à court terme. Pour lui, la voie est la destination, et la valeur et la signification de la lutte sociale ne résident pas dans la victoire, mais dans la lutte elle-même.
‘Quand nous avons réussi à conclure une convention pour des millions de travailleurs domestiques au sein de l'Organisation internationale du Travail, qui reconnaissait leurs droits et augmentait leurs chances d'avoir une vie meilleure, nous leur avons apporté la lumière. Mais ensuite, Trump a été élu aux États-Unis et c’était un cauchemar. Ce que nous devons faire, c'est alimenter la flamme. Parfois comme veilleuse, mais toujours présente pour qu'elle puisse s'allumer si les conditions le permettent.'
Andre Kiekens estime que « les circonstances » de 2021 sont assez favorables. Dans les années à venir, espère-t-il, un mouvement large et diversifié pourra se construire pour un changement de système qui dépasse le simple ajustement des mécanismes du marché. Pour arriver à des systèmes plus durables, plus inclusifs et plus sociaux, il faut une coalition de mouvements ouvriers – qui mettent en jeu leurs propres forces, les mouvements écologiques et les mouvements antiracistes. Ce n'est que lorsque ces différentes forces se trouvent et se renforcent qu'une véritable alternative devient possible.
On en revient à la pratique éternelle d’un équilibre à trouver entre pragmatisme et idéalisme. Domitila Barrios de Chungara, la mineure bolivienne qui a tant inspiré Andre Kiekens dans sa jeunesse, conclut notre entretien par un message sans équivoque : ‘Mon peuple ne se bat pas pour une petite victoire, pour une augmentation ici, un expédient là. Non. Mon peuple se prépare à chasser définitivement du pays le capitalisme et ses serviteurs.’ Domitila a également dû apprendre la lutte pour l'égalité de droits entre hommes et femmes, pour les droits humains fondamentaux et le respect de la Terre Mère, et pour la démocratie et l'État de droit, est une question d'essais, d'erreurs et de persévérance. Un combat qui se transmet de génération en génération. Jusqu'à pouvoir laisser ‘le seul héritage digne de ce nom : un pays libre et la justice sociale pour toutes et tous’, comme elle l'écrivait en 2012.
Texte : Gie Goris
Traduction : Marie-Line Simon
© Photos: Stijn Coene