Rappelez-vous, le 22 avril 2021 le Parlement fédéral belge avait voté en faveur de la prise en considération d’une proposition de loi sur un devoir de vigilance belge. Déposée par le PS, elle a été cosignée par Vooruit, Ecolo-Groen et le CD&V. Ce 22 septembre dernier, ce projet de loi faisait l’objet de discussions en commission parlementaire.
Santiago Fischer, responsable de plaidoyer et recherche pour WSM, ainsi que Laura Eliaerts de l'ACV-CSC International y ont porté la voix de la société civile pour soutenir le vote d’une telle loi, aux côtés notamment d’Olivier De Schutter, d'autres porte-paroles des syndicats et ONG et de représentant·es de la marque JBC.
Retrouvez ci-dessous un résumé de cette audition cruciale!
Remarque préalable: Cet article est une traduction de l'article "Hoorzitting over zorgplichtwet legt ideologische verschillen bloot", publié sur le site de apache.be le 24 septembre 2021 et écrit par Frank Olbrechts,
Le projet de loi du PS et de Vooruit sur un devoir de vigilance belge des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement bénéficie d'un large soutien des syndicats et des ONG. La Confédération des entreprises belges met en garde contre une mosaïque de législations et milite en attente de la directive européenne sur le respect des droits humains par les entreprises.
La Commission européenne œuvre à une directive visant à rendre les entreprises plus strictement responsables juridiquement de la chaîne d’approvisionnement au service d'une entreprise. Les députés Vicky Reynaert (Vooruit), Christophe Lacroix (PS) et Malik Ben Achour (PS) n'ont pas voulu attendre et ont déposé en avril 2021 un projet de loi pour s'attaquer au même problème avec une loi belge.
Le projet de loi a fait l'objet d'une audition en commission Economie de la Chambre mercredi (21/9). Divers experts et parties concernées ont donné leur avis sur le texte, qui a été cosigné par Els Van Hoof (CD&V) et Wouter Devriendt et Samuel Cogolati (tous deux Ecolo-Groen).
Face au problème de violations des droits humains et de dommages environnementaux dans la chaîne d'approvisionnement, les cercles syndicaux et ONG belges ont réclamé une définition légale du devoir de vigilance et de responsabilité des entreprises. Cela a conduit, en novembre 2020, au mémorandum Fondements essentiels pour une loi belge sur le devoir de vigilance, dans lequel dix-sept organisations de la société civile exigent une loi nationale qui oblige, applique et ancre le respect des personnes et de l'environnement dans la culture d'entreprise de toutes les entreprises.
Quelques semaines plus tard, en février 2021, une soixantaine d'entreprises belges ont réclamé une législation contraignante sur la vigilance raisonnable. A cet effet, elles ont remis une lettre officielle aux ministres fédéraux Pierre-Yves Dermagne (PS) et Meryame Kitir (Vooruit). Voici ce que dit cette lettre :
« Une loi belge donnerait aux entreprises de notre pays la bonne impulsion pour préparer leurs opérations commerciales en prévision de la mise en œuvre d'un règlement de l'UE et ainsi prendre de l’avance sur un marché européen où les décideurs politiques, les consommateurs et les investisseurs peuvent mieux répondre aux attentes en matière de responsabilité sociétale des entreprises. »
Étaient présent·es comme orateurs et oratrices à l'audition en commission Economie Olivier De Schutter, juriste et rapporteur spécial pour les droits de l'homme auprès des Nations unies, des chercheurs du secteur des ONG, des représentants des syndicats et des représentants de l'organisation patronale FEB (Fédération des Entreprises de Belgique). La marque de vêtements JBC, qui fait partie des instigateurs de la lettre à Dermagne et Kitir pour plaider en faveur d'une législation belge sur le devoir de vigilance, avait dépêché deux représentants.
Didier Reynders (MR) était également invité en tant qu'intervenant, en sa qualité de Commissaire européen à la justice, pour présenter la directive européenne sur les entreprises et les droits humains qui est en cours de préparation. Mais Reynders s’était excusé et aucun des membres du parti libéral francophone à la Chambre ne s'est présenté. Les autres groupes parlementaires étaient présents et ont posé des questions après les présentations.
L'autorégulation au sein de la chaîne d'approvisionnement ne fonctionne pas, a déclaré Sophie Wintgens, qui est active en tant juriste et chercheuse au sein de l'organisation faîtière des ONG belges, le CNCD-11.11.11. (Centre national de coopération au développement-11.11.11.). Il existe un consensus dans tout le secteur des ONG sur le fait que les accords au sein de certains secteurs ne suffisent pas à prévenir les abus. Des initiatives telles que la Fair Wear Foundation (textile), TruStone (pierre naturelle) et Beyond chocolate (chocolat) se sont avérées insuffisamment efficaces. Une étude de 2020 de la Commission européenne a montré qu’à peine 37% des entreprises s'engagent en matière de devoir de vigilance, a déclaré Wintgens. Les entreprises qui ne se souciaient pas d'éventuelles violations dans leurs chaînes se sont avérées en mesure de continuer.
Laura Eliaerts d'ACV-CSC International, le service international du syndicat chrétien, a déclaré que les initiatives multipartites, dans lesquelles les entreprises, les syndicats et les ONG collaborent pour améliorer les conditions des travailleur·euses, peuvent aider et faire espérer une amélioration, mais ne vont pas assez loin.
Le célèbre avocat des droits humains, Olivier De Schutter a tenu les mêmes propos, se ralliant à la vision d'Els Van Hoof de CD&V, cosignataire du projet de loi. Van Hoof a déclaré dans une proposition de résolution, qui a été discutée lors de l'audition, que nous « avons besoin d'une loi qui oblige, applique et ancre le respect des personnes et de l'environnement dans la culture d'entreprise de toutes les entreprises ». Selon Van Hoof, cela est nécessaire pour faire de la protection sociale et environnementale un acquis universel.
Dans sa réponse, Olivier Joris de la FEB s'est dit surpris des affirmations selon lesquelles l'autorégulation ne fonctionne pas. Il a plaidé en faveur de la valorisation des efforts des secteurs au sein du monde de l'entreprise. Joris a évoqué les certifications, les audits et la traçabilité (tracibility) auxquels se sont engagées diverses entreprises.
Selon les auteurs du projet de loi, une loi belge est nécessaire car la Commission européenne est en retard. La directive sur les entreprises et les droits humains sur laquelle travaille Reynders serait discutée fin octobre après plusieurs reports. Cependant, la directive n'est pas encore en vigueur. Lorsqu'elle sera finalement promulguée, les États membres de l'UE auront deux ans pour la transposer en droit national.
De plus, il reste à voir à quel point la législation que la Commission introduira sera contraignante et stricte. Bien que des négociations soient également en cours aux Nations unies, depuis 2014, concernant un traité contraignant Entreprises et Droits humains, la Belgique et l'UE ne se sont pas encore montrées particulièrement actives.
Sophie Wintgens du CNCD-11.11.11 a déclaré lors de la session que la Belgique est actuellement en queue de peloton en Europe. Notre pays est à la traîne en termes de législation par rapport aux pays voisins. En France, l'Assemblée a voté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance des entreprises. Aux Pays-Bas, une loi sur le devoir de protection contre le travail des enfants est entrée en vigueur en 2019 et le parlement allemand a adopté une Lieferkettengesetz, une loi sur la chaîne d'approvisionnement, qui entrera en vigueur en 2023. La Grande-Bretagne, les États-Unis, l'Australie et le Canada ont également introduit une législation sur le devoir de vigilance depuis 2010, chacun avec des angles et des accents différents.
La FEB a déclaré lors de l'audition qu'elle souhaitait donner la priorité au cadre européen en cours de travail au sein de la Commission européenne, et s'est déclarée opposée à la fragmentation du marché par des lois nationales différentes. Des règles du jeu équitables en Europe sont essentielles pour l'organisation des employeurs. « Nous considérons qu'il n’est pas du tout souhaitable de vouloir aller plus loin au niveau national si peu de temps avant l'introduction d'une proposition réglementaire de la Commission européenne », a-t-il déclaré. La FEB considère notamment qu'une législation supplémentaire serait préjudiciable à un pays comme la Belgique, qui a des PME fortement tournées vers l'exportation.
Le projet de loi en discussion fait une distinction entre un devoir de vigilance, qui impose aux entreprises établies en Belgique de mettre en place « mécanismes qui permettent, continuellement, d’identifier, de prévenir, d’arrêter, de réduire au maximum et de remédier à toute violation potentielle et/ou effective des droits humains, des droits du travail et des normes environnementales tout au long de leurs chaînes de valeur ; cette obligation vaut également pour leurs filiales. » En outre, le projet de loi prévoit une obligation de réparation qui oblige les entreprises à réparer les dommages subis par les victimes du fait de précautions absentes ou insuffisantes.
Si le projet de loi est adopté, il y aura une obligation supplémentaire de reddition de comptes de la part de l'entreprise, avec un article crucial traitant de l’inversion de la charge de la preuve. Cette inversion signifie que la victime n'a plus à prouver le dommage. Il appartient à l'entreprise de « prouver qu’elles ont tout mis en place pour éviter des violations.»
Lors de l'audience, Laura Eliaerts d'ACV-CSC International a qualifié de primordiale cette inversion de la charge de la preuve. Pour son organisation, il est en effet essentiel de se demander si une entreprise n'aurait pas pu faire davantage pour éviter les dommages.
La FEB n’approuve pas cette inversion de la charge de la preuve, s'est-il avéré lors de l'audition. Cela conduirait à une insécurité juridique et menacerait de mettre hors-la-loi les entreprises belges. Ineke De Bisschop, de l'organisation patronale, s'est demandé si le projet de loi ne visait pas principalement à des sanctions sévères, passant ainsi à côté de l'essentiel.
Le fait de faire intervenir la justice ne doit pas être négatif, ont précisé les organisations de la société civile lors de l'audition. Après tout, la législation harmonise les obligations, rendant la concurrence déloyale moins facile. Santiago Fischer, collaborateur du service politique et recherche de l'ONG WSM, estime que c’est la force de ce projet de loi, qui pourrait devenir la loi la plus ambitieuse à ce jour.
De son côté, la FEB se méfie particulièrement de la « juridisation » et estime qu'il ne faut pas pousser les entreprises à jouer un rôle de chien de garde. Après tout, les entreprises n'ont « pas toujours un accès facile aux informations sur les situations sur le terrain ».
« Les entreprises ne peuvent pas tout résoudre et la Belgique ne pourra pas tout résoudre dans le monde », a déclaré Olivier Joris de la FEB. « Nous regrettons que les victimes aient des difficultés à obtenir justice. » Mais selon Joris, ce n'est pas la responsabilité des entreprises, mais des gouvernements. « Il y a certains gouvernements (comme au Bangladesh) qui ferment les yeux sur les besoins des travailleurs. Il serait inacceptable de ne pas tenir les décideurs locaux pour responsables », a déclaré Joris.
L'organisation patronale FEB estime qu'une éventuelle entrée en vigueur de cette loi menacerait la position concurrentielle des entreprises belges, d'autant plus que la Belgique est un pays de PME tournées vers l'exportation. Au cours de l'audition, des experts de syndicats et d'ONG ont évoqué à plusieurs reprises le principe de proportionnalité. L'intention n'est pas de rechercher les dommages les plus éloignés dans la chaîne de valeur. Cependant, selon les organisations de la société civile, il faut vérifier si une entreprise a tout fait pour éviter tout dommage.
Lors d'un entretien avec Apache après l'audition, Wies Willems, responsable politique pour les ressources naturelles à l'ONG Broederlijk Delen, a déclaré qu’avec cette nouvelle législation, les PME n'ont pas grand-chose à craindre si elles jouent le jeu équitablement. « Ce n'est vraiment pas une loi pour punir autant d'entreprises que possible. Nous devrions essayer de faire comprendre au monde des affaires que la nouvelle loi ne serait qu’un moyen de pression pour avancer », a déclaré Willems.
Dans son intervention, la membre de la commission Kathleen Verhelst (Open Vld) a appelé les consommateur·trices à balayer devant leur porte. En substance, qu’ils ne devaient plus trop se laisser tenter par un prix bon marché.
Le secteur des ONG se concentre depuis des années sur cette sensibilisation des consommateurs, avec des campagnes sur le commerce équitable. Le juriste Olivier De Schutter a noté qu'il existe une grande confusion parmi les consommateur·trices à propos de toutes sortes d'étiquettes. Wies Willems déclare qu'en aucun cas les entreprises ne peuvent simplement rejeter la responsabilité sur les consommateur·trices, parce qu'elles n'ont aucune vue sur l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement.
Reste à savoir si cette audition a réussi à convaincre les députés sceptiques face à cette nouvelle législation. La cosignataire Vicky Reynaert reste néanmoins positive. « Nous devons essayer d'embarquer les collègues de la majorité », a déclaré à Apache la députée Vooruit après l'audition.
Wies Willems de Broederlijk Delen dit que les socialistes, les verts et le CD&V semblent prêts à prendre l’initiative avec la Belgique, au sein de l'UE, en faveur d’une loi nationale qui va assez loin. « Beaucoup dépendra désormais de l'évolution de la directive au sein de la Commission européenne », déclare Willems. « Si elle est déposée fin octobre, elle offrira à nouveau à la Belgique l'opportunité de préciser un certain nombre de points de sa propre législation. »
Le député Vooruit Reynaert craint qu'une grande partie de ce qui est dans le projet de loi ne sera pas abordée dans la directive de la Commission européenne. À son avis, cela rend le projet de loi qu'elle et ses collègues ont présenté d'autant plus pertinent. « Il est important pour moi qu'une législation ne manque pas son objectif, c'est-à-dire apporter un changement dans la pratique », déclare Reynaert.
Reynaert dit qu’une volonté politique est nécessaire pour s'attaquer au problème. « Je compte sur l'affaire 3M pour démontrer l'importance d'une telle réglementation. 3M est une entreprise qui ne remplit pas son devoir de vigilance. L’engagement en faveur de la responsabilité des entreprises a augmenté en raison de la négligence de cette multinationale. »
Début 2021, l’Evaluation nationale de base (NBA) sur les entreprises et les droits de l’homme en Belgique a été publiée. Celle-ci répertorie les progrès réalisés par les autorités et les entreprises belges depuis le lancement du premier Plan d'action national pour les entreprises et les droits humains en juin 2017. Selon une recommandation du rapport, une réglementation plus étendue en Belgique devrait permettre une combinaison d'initiatives d'entreprises pour des actions volontaires avec une législation cohérente nécessaire qui oblige les entreprises à respecter les droits humains.
En raison de l'attention accrue portée aux violations des droits humains par les entreprises et leurs sous-traitants, la demande de devoir de vigilance devient de plus en plus forte au niveau international. En effet, les entreprises travaillent presque toujours avec des fournisseurs et des sous-traitants. Dans le cadre de leur devoir de vigilance, elles doivent veiller à ce que les violations des droits humains et les dommages environnementaux soient évités.
L'échec de l'autorégulation est devenu douloureusement évident à plusieurs reprises ces dernières années. En 2012, 261 travailleur·euses ont été tué·es dans un incendie à l'usine Ali Enterprises, dans la ville portuaire pakistanaise de Karachi. Le seul gros acheteur de vêtements de l'usine d'Ali Enterprises était le détaillant allemand KiK Textilien und Nonfood. À peine deux semaines avant l'incendie meurtrier, la société italienne RINA certifiait toujours l'usine comme sûre, même s'il s'est avéré par la suite que les responsables de l'audit n'avaient même pas visité l'entreprise.
La catastrophe de 2013 du Rana Plaza au Bangladesh est encore plus tristement célèbre. L'effondrement du complexe a fait plus de 1.130 morts et des milliers de blessés. Zara, H&M, Nike et Primark, entre autres, faisaient produire des vêtements dans ce complexe d’usines textiles, sans superviser la chaîne.
Laura Eliaerts et Jaklien Broekx ont publié un article d'opinion (en Néerlandais) dans De Tijd le 22/09/2021, dans lequel elles déclarent que le secteur de la mode, comme de nombreux autres secteurs, n'a pas encore pris le virage d'un modèle économique plus durable et éthique. « Une grande partie de nos produits restent fabriqués dans des conditions de misère. De nombreuses entreprises évitent toute responsabilité pour les violations qui se produisent dans leurs chaînes internationales », écrivent-elles.
Frank Olbrechts
Source: apache.be