Nul ne peut ignorer que notre monde bouge vite. En tant qu’organisation ayant les yeux fixés sur ce monde, nous évoluons avec lui. Le climat, la migration, les inégalités, le vieillissement, le travail décent, des villes vivables… touchent tout un chacun, dans tous les pays. C’est pourquoi cette division du monde entre le Nord et le Sud est obsolète et la coopération dite « au développement » dépassée, en plus d’être souvent accusée de perpétuer une nouvelle forme de colonialisme. Une chose est certaine : la colonisation a affecté si profondément les sociétés et les systèmes de connaissances partout dans le monde, qu’il est impossible d’affirmer que c’est un processus terminé. Les relations coloniales continuent d’ordonner les hiérarchies culturelles et économiques contemporaines.
La pensée décoloniale peut se définir comme « la recherche à élucider les conséquences philosophiques, psychologiques, économiques, socio-culturelles et politiques de la colonisation »1, dont les enjeux de la domination, des rapports de pouvoir, des privilèges et des résistances persistent. Les courants décoloniaux « insistent en particulier sur le rôle des discours, des idéologies et des savoirs qui ont accompagné et façonné les processus de colonisation, puis les processus historiques qui ont suivi ». Il n’existe donc pas de distinction entre la colonisation comme système d’imposition de règles par la conquête, la force brute, le pouvoir et l’exploitation ; et la colonisation comme système de connaissances et de représentations2 . Au contraire, ces courants démontrent la manière dont les processus économiques, culturels, politiques et épistémologiques travaillent ensemble à la fois pour perpétuer les relations coloniales et pour les reconfigurer.
Bien qu’ils partagent en un sens l’objet même de leur finalité, c’est-à-dire les conséquences des relations inégales entre les institutions sociales, économiques, politiques et culturelles de différentes régions du monde, ces deux champs d’études sont néanmoins critiques l’un vis-à-vis de l’autre. Selon Cécile Giraud, experte en éducation à la citoyenneté mondiale chez Annoncer la Couleur–Enabel, les études u développement rejettent principalement les analyses discursives et symboliques propres aux études décoloniales, leur reprochant leur manque de considération pour les conditions matérielles et économiques des peuples. D’autre part, les études décoloniales considèrent les études du développement (dans leur version orthodoxe) dans la continuité du colonialisme comme un nouveau discours international édictant le ‘bon’ et le ‘bien’, et visant à transformer le monde selon les préceptes de l’universalisme occidental : le discours sur le développement s’ancre toujours dans cette idée selon laquelle le modèle civilisationnel occidental est le modèle à suivre. Il s’ensuit que la culture des peuples dits « sous-développés » est perçue comme inférieure, à la traine, et « le remède à cette situation consiste dans l’adoption de la rationalité occidentale et sa vision économique productiviste du développement »3 . Comment dès lors intégrer les apports de la pensée décoloniale dans les pratiques de développement, si la définition même du développement, et donc la réalité des programmes de développement aujourd’hui, est toujours basée sur une conception occidentale, critiquée par les penseur.euse.s de la pensée décoloniale ?
La littérature décoloniale suggère qu’il faudrait abandonner l’idée même du développement au profit d’une idée de la justice ou du changement social. Cette idée apparait notamment dès la fin des années 1980, notamment chez les post-développementalistes. Mais loin de là l’idée qu’il faille abandonner toute tentative pour améliorer la vie des gens ! En ce sens, l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM), comprise comme une éducation qui « privilégie les rencontres réciproques et transformatives »4, a toute sa place dans l’effort collectif pour penser des alternatives au développement, mettant en relief la diversité, les différentes manières de vivre et de penser le monde. Le courant décolonial a aussi eu son impact sur l’ECM, puisqu’elle vise à équiper les apprenant.e.s avec les outils et les capacités qui leur permettront de co-définir et de co-construire des sociétés différentes, sans la définir selon une loupe singulière (occidentale).
En tant que promotrices du changement, les organisations de la société civile (OSC) luttent contre les rapports de force déséquilibrés. Et donc aussi contre le rapport “Nord-Sud” dont elles font elles-mêmes partie. Comme facilitatrices, les OSC renforcent la société civile dans plusieurs pays et/ou au niveau international en permettant à tous ces acteurs d’échanger entre eux. La question de l’apprentissage mutuel occupe une place centrale, entre organisations belges et organisations partenaires d’une part, mais aussi entre organisations partenaires entre elles, d’autre part. Une façon d’éliminer l’idée selon laquelle les connaissances et l’expertise venant d’ailleurs que de l’Occident sont (inconsciemment) moins utiles. L’OSC rassemble alors en tant que conciliatrice (ou “honest broker”) les différentes parties autour de la table, afin que chaque acteur puisse faire valoir son expertise sur un pied d’égalité5. Cependant, le Guide sur le décloisonnement Nord-Sud de Ngo-Federatie considère que les OSC sont, aussi, des « récepteurs des connaissances qui viennent d’ailleurs »6 , où l’accent doit être explicitement mis sur les relations égalitaires entre partenaires et l’apprentissage mutuel. Le “mutual capacity development”, soit le renforcement mutuel en apprenant les uns des autres, constitue maintenant le fondement de leur travail7. C’est dans cette logique que WSM rassemble en réseaux multi-acteurs des partenaires autour de la table et implique des organisations comme l’Organisation internationale du Travail, des expert.e.s provenant d’autres réseaux ainsi que des représentant.e.s du milieu académique. Le but ici est d’unir les forces et de faire progresser la protection sociale sur tous les continents. En 2014, l’organisation Gonoshasthaya Kendra (GK) au Bangladesh (que WSM soutient depuis longtemps) est venue leur demander des informations à propos d’OKRA, une organisation dédiée aux seniors qui, en Belgique, fait partie du réseau de WSM. « En Asie aussi, le vieillissement est une problématique dont il faut s’occuper et l’État n’est pas préparé. Ils voulaient donc apprendre d’OKRA. Nous avons tout de suite profité de cette demande pour nous assurer que GK allait non seulement apprendre d’OKRA, mais aussi vice versa.» (Annelies De Gendt, WSM). Des bénévoles d’OKRA sont allé.e.s approfondir la question du vieillissement au Bangladesh et des collaborateurs de GK sont venus en Belgique pour cette même raison. Dans leur propre pays, les deux organisations font davantage la promotion du thème, notamment lors de la Journée internationale des Ainés. « Pour les deux, il s’est avéré difficile au début d’aller au-delà du raisonnement classique – ils apprennent de nous. Nous amenions le sujet constamment dans la discussion : qu’avez-vous appris de l’autre ? Quelle expertise est utile pour vous ? Un contexte sécurisant a été créé pour avoir cette conversation en veillant à avoir des relations égalitaires entre partenaires. Progressivement, la situation a évolué. C’est ainsi qu’OKRA, grâce aux discussions avec GK, a repris la question d’une Convention des Nations Unies distincte dédiée aux personnes âgées dans son action politique, alors qu’avant, ils trouvaient cela superflu ». Entre-temps, d’autres régions ont embarqué. Grâce à des séminaires en ligne, également avec OKRA et GK, ce thème a été abordé dans chaque continent. OKRA entend bien conserver cette vision internationale car le nouveau programme d’action prévoit d’intégrer la perspective internationale. Avec WSM, ils ont en outre rejoint un groupe de réflexion qui cherche à approfondir ce thème dans notre programme d’action et comment intégrer l’expertise provenant des autres régions. Cela crée une autre dynamique. Le but est qu’au final, l’appropriation incombe à OKRA, et que WSM soit juste présent comme facilitateur. Mais pour l’instant, WSM reste toutefois encore acteur et pourvoyeur de fonds.
Si cette idée doit être prise au sérieux, et ne pas rester sur le catalogue des bonnes intentions, la mise en place d’une culture décoloniale dans les activités de la coopération doit probablement s’accompagner d’une critique de la notion même de développement, ainsi que d’une tentative pour ouvrir les imaginaires et penser, non pas des développements alternatifs, mais des alternatives au développement. Avec nos partenaires, sans tabou et sans complexe, nous devons remettre en question notre vision du monde et notre position (dominante) de la coopération ; en effet, de cette prise de conscience va naitre des partenariats mondiaux à part entière visant à bâtir un monde durable et égalitaire.
Géraldine Dezé, Chargée en éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire
1. Cécile GIRAUD, Tournant décolonial dans la coopération au développement : quelle place pour l’éducation à la citoyenneté mondiale ?, Annoncer la Couleur.
2. S. HALL et P. DU GAY, Questions of cultural identity, Londres, Sage, 1996.
3. Cécile GIRAUD, op. cit.
4. Ibid.
5. Le décloisonnement Nord-Sud : vers des partenariats mondiaux à part entière, Ngo-federatie, mars 2021.
6. Le décloisonnement Nord-Sud op.cit., pp. 10-11. 7. Ibid.
Source : cet article est paru dans le numéro 109 de l'Esperluette rédigé par le CIEP.