Interview avec Igor Sédounou, syndicaliste, Sydémines, Togo
En janvier 2020, dans le premier numéro du WSM Magazine (p. 12), nous vous présentions Jules et John. Ils travaillent pour la même entreprise. Jules travaille au Togo, John en Belgique. Les deux sont représentants syndicaux. Chacun à un bout de la chaîne de fabrication du ciment, ils ont pointé du doigt les défauts de leur entreprise. Nous nous sommes demandé comment les choses avaient évolué, à Tabligbo au Togo. Les dénonciations courageuses de Jules concernant les bas salaires, les conditions de travail malsaines et l’impact sur l’environnement ont-elles conduit à des changements ? Et l’intérêt que nous en Belgique leur avions porté avait-il eu un quelconque effet ?
La réponse est oui. Le reportage « L’or gris » que WSM, la CSC et la CSC BIE ont réalisé ensemble, a été montré en Belgique comme au Togo aux délégué·es de l’entreprise. Des représentant·es du gouvernement togolais ont aussi vu le film. « Quelqu'un doit se sacrifier pour défendre les droits des travailleur·euses. », a dit Jules durant une des interviews du film. Son travail en tant que militant pour le syndicat Sydemines le rend hélas vulnérable. Il n’a plus osé nous parler de peur de perdre son travail. C’est pourquoi Igor Sédenou, syndicaliste à plein temps, a pris le relais.
« Mon nom est Sédonou. J’ai 45 ans, je suis marié et je suis père de trois enfants. Entre 2002 et 2016, j’ai travaillé pour Fortia Cement. Mon employeur m’a viré du fait de mon engagement syndical. Depuis, je suis syndicaliste à plein temps.
Les conditions de travail dans la région minière de Tabligbo étaient horribles. Chez Fortia Cement, un simple « Go home » faisait office de licenciement immédiat, et un gardien vous jetait dehors. Nous faisions énormément d’heures supplémentaires non rémunérées. La sécurité sociale existait à peine. 80 pour cent des travailleurs n’étaient pas enregistrés à la caisse de sécurité sociale. Régulièrement survenaient des accidents du travail. Les travailleurs blessés étaient laissés à leur propre sort. C’était insupportable. Mais me taire, je ne le pouvais pas. C’est pourquoi je me suis affilié au syndicat.
Aujourd’hui nous dialoguons avec l’employeur de Jules: la direction de Scantogo, une filiale de la société internationale “Heidelberg Cement”. Grace à la projection du documentaire, les négociations ont vraiment commencé pour de bon. Nous espérons améliorer les conditions de vie et de travail de 200 travailleur·euses. Ils-elles travaillent via un sous-traitant et il leur manque différents avantages. C’est mon rêve que tous les travailleur·eurses s sans exception puissent bénéficier des mêmes avantages: salaire en fonction du travail, équipements de protection individuelle, accès à l’infirmerie, suivi médical et assurance maladie. Scantogo doit opter pour des contrats de travail corrects pour tou·tes. C’est la seule façon d’éviter que deux catégories de travailleur·euses se forment: celles et ceux qui travaillent en direct et sont privilégié·es, et celles et ceux qui travaillent via des intermédiaires et dont les droits sont sans cesse bafoués. »
« Les interviews avec Jules ont eu un effet. Mais la situation est complexe. Depuis l'adoption d'une nouvelle loi nationale du travail en juin 2021, tou·tes les affilié·es syndicaux craignent pour leur emploi. La nouvelle loi a aboli la protection des représentant·es des salarié·es, bien que le Togo ait signé des conventions internationales sur la liberté syndicale. Malgré tout, nous restons déterminé·es à nous battre. Surtout maintenant que nous savons que nous ne sommes pas seul·es et que notre histoire se fait entendre même en Belgique.
Je veux remercier le·la lecteur·rice belge pour cela. Le partenariat avec WSM, la CSC et la CSC BIE a joué un rôle capital dans ce que nous avons pu atteindre dans le secteur minier au cours des cinq dernières années. Grâce à notre travail, les travailleur·euses sont plus que jamais conscient·es de leurs droits et devoirs et surtout, ils ont pris conscience de l’importance des actions syndicales. Pour plus de 2.000 travailleur·euses, nous avons obtenu une inscription à la caisse de sécurité sociale, de meilleurs salaires, le droit aux congés payés et un suivi médical. Chaque fois que les employeur·euses ont eu recours à des sous-traitants pour contourner leurs obligations, nous avons dénoncé cette injustice. Nous avons soumis une proposition au gouvernement, qui a été insérée dans la loi. Travailler par l'intermédiaire de sous-traitants équivaut désormais à du trafic de main-d'œuvre. Et c'est punissable: un argument de poids dans les négociations en cours avec Scantogo. »
« Si vous allez sur le site Internet de Heidelberg Cement, vous verrez que Scantogo plante des arbres et construit des écoles, des maisons et des puits par le biais de la Fondation Heidelberg Togo. C'est la première fois qu'une entreprise au Togo fait un tel effort. C’est pourquoi je félicite Scantogo. Cependant, nous devons rester attentif·ves. Avec l'organisation de défense des droits humains SADD (également partenaire de WSM), nous avons interrogé la population de Sika Kondji, près de Tabligbo. Contrairement à ce qu'on peut lire en ligne, la population ne se sent pas impliquée. Selon les habitant·es, les travaux sont purement destinés à rehausser l'image de l'entreprise. Ils ont déclaré à la presse: « Si Scantogo veut vraiment développer notre communauté, l'entreprise doit respecter notre seule source de revenus: notre terre. Scantogo nous exproprie sans vergogne de nos terres, ou paie des loyers beaucoup trop bas. Nos récoltes sont détruites par la pollution. Il n’y a aucune compensation. À nos yeux, les frais engagés par la Fondation Heidelberg ne sont qu'une compensation minimale pour les dommages que nous subissons réellement. » C’est pourquoi il est important que, en tant que syndicat, nous soyons au côté de la population. Nous voulons continuer à sentir le pouls de la population. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons voir ce que cache le vernis et garantir que les bonnes intentions des entreprises conduisent réellement à un changement durable. »
Donc, oui ! Publier un article, faire un don à WSM, diffuser un documentaire: ce que nous faisons ici peut faire une grande différence ailleurs. Jules et Sédonou savent qu’ils ne sont pas seuls. Cela leur donne du courage. Cela donne littéralement la force de persévérer et de continuer à défendre une société vraiment juste, durable et participative.
Envie de soutenir ces dynamiques de changement sur le long terme ? Soutenez WSM avec un don sur actions.wsm.be.
Interview provenant du WSM mag #8, décembre 2021 |Texte de Katrien Liebaut et Nancy Govaerts – Photo de Fabrice Debatty.